XV
DUEL SUR LA DUNETTE

Sous les yeux médusés de Queely et de son second, Bolitho avalait sa quatrième moque de café brûlant. Il sentait un feu nouveau lui réchauffer les entrailles et il sut que quelqu’un, probablement. Allday, avait « rectifié » son breuvage avec une généreuse ration de rhum. Ils n’avaient rien pu faire pour sauver le petit bateau de pêche auquel ils devaient la vie ; en dépit, des protestations du patron hollandais, ils l’avaient largué à la dérive : il n’allait sans doute pas tarder à sombrer.

Queely attendit le moment propice et risqua :

— Et maintenant, Monsieur ?

Il constata que le regard de Bolitho avait de nouveau quelque chose de pétillant ; à croire qu’il renaissait sous ses yeux. Quand les matelots du Wakeful les avaient hissés à bord, ils étaient tous trop transis pour pouvoir parler.

Après avoir bu son café, Bolitho avait tenté de leur résumer les derniers événements, puis conclu par ces mots :

— Sans vous et votre Wakeful, nous serions tous morts.

Il posa sur la table de la cabine la belle épée au fourreau d’argent :

— En fait, je pense que ce qui a tué ce malheureux, c’est, d’apprendre l’exécution de son roi.

Queely avait hoché la tête :

— Nous n’étions pas au courant, Monsieur.

Il avait serré les mâchoires et regardé Bolitho droit dans les yeux ; il ressemblait plus que jamais à un oiseau de proie :

— Et si j’avais été au courant, Monsieur, je serais quand même parti à votre recherche. Tant pis si les risques étaient plus grands.

Bolitho se renversa sur son siège. Il sentait les mouvements saccadés du cotre qui s’apprêtait à virer de bord, ballotté par une houle croisée. Les mouvements se calmèrent un peu, mais le vent ne faiblit pas. Peut-être Bolitho était-il encore trop fatigué pour apprécier ce genre de détail.

— Maintenant ? répondit-il. Nous allons faire route vers Flushing. C’est notre seule chance de rattraper Tanner et le trésor.

Le lieutenant Kempthorne s’excusa et monta sur le pont pour commander la manœuvre. Bolitho et Queely s’appuyèrent sur la table, devant la carte grande ouverte sous le balancement des lanternes. Bolitho vit le commandant exprimer une intense concentration. Dans son uniforme de tous les jours, il semblait suprêmement élégant à côté de Bolitho, dont l’habit traînait des remugles de fond de cale et de poisson pourri. En outre, ses mains étaient couvertes de coupures et d’engelures, et il avait attrapé des ampoules en bordant les écoutes du bateau de pêche abandonné dans le sillage. Queely éleva une objection :

— Si, comme vous le dites, Tanner a bien chargé le trésor à bord de la Revanche, ne croyez-vous pas qu’il aura appareillé sans délai ? Et si tel est le cas, nous ne le rattraperons jamais, même avec ce vent.

Bolitho posa sur la carte ses yeux gris et pensifs :

— Pas sûr. Il savait qu’il aurait, besoin de temps, voilà pourquoi il a cherché à retarder notre rendez-vous. De surcroît, toute manœuvre insolite risquait d’attirer l’attention des autorités hollandaises, et c’est bien la dernière chose dont il avait besoin.

Bolitho ne pouvait se résoudre à envisager les choses autrement. Et si l’aide de camp de Brennier avait lui-même été trompé ? Il pouvait aussi avoir confondu ce nom avec celui d’un autre navire…

Bolitho se taisait. Queely crut pouvoir marquer un point :

— Il y a toutes les chances pour que la Revanche soit solidement armée, Monsieur. Si nous avions de notre côté quelque appui…

Bolitho le regarda et sourit, tristement. :

— Hélas, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Mais je considère comme peu probable que la Revanche soit pourvue d’une forte artillerie. C’est pour la même raison que Délavai et son Loyal Chieftain restaient au large pour transborder leurs cargaisons : les Hollandais fouillaient les navires dans l’estuaire, une artillerie imposante les aurait attirés comme des mouches une goutte de miel.

— Fort bien, Monsieur, s’inclina Queely avec un sourire désabusé. Passez-moi cette faiblesse, mais cela me démange de savoir à quoi ressemble un trésor de cette importance.

Il endossa son lourd caban et s’engagea dans la coursive menant à la descente.

— Je rends grâce au ciel que nous vous ayons trouvé, Monsieur. Nous étions sur le point de renoncer.

Bolitho, épuisé, s’assit et se frotta les paupières. La cabine était minuscule et comme à l’accoutumée, encombrée des effets de l’officier. Néanmoins, après ces heures sordides à bord du bateau de pêche, il avait l’impression de se trouver sur un vaisseau de ligne. Un peu plus tard, quelqu’un secoua Bolitho. C’était Allday qui l’avait trouvé effondré sur la carte, le front sur le bras.

— Qu’y a-t-il ?

Allday tenait à la main une cuvette fumante :

— J’ai pu faire bouillir de l’eau à la cambuse, annonça-t-il avec un sourire triomphal. Je me suis dit qu’une fois proprement rasé et massé, mon commandant se sentirait remis à neuf.

Bolitho ôta son habit, puis fit passer sa chemise par-dessus la tête. Tandis qu’Allday, jambes écartées, le rasait d’une main experte, il prêtait l’oreille au bruit des vagues sur lesquelles le cotre roulait et tanguait avec violence, et se demandait comment son patron d’embarcation s’y prenait pour garder son équilibre avec une telle aisance, quels que fussent les mouvements du bateau.

— Vous voyez, Commandant, expliqua Allday, c’est toujours pareil : si vous vous sentez mieux, nous autres nous nous sentons tous mieux aussi.

Bolitho leva les yeux : ce genre de constatation simple bien dans la manière d’Allday était toute la philosophie dont Bolitho avait besoin ; elle acheva de dissiper en lui les dernières traces de sommeil.

— Tu crois que j’en aurai besoin aujourd’hui ? demanda-t-il tranquillement.

Allday approuva de la tête : son instinct ne l’avait jamais trompé. « Que n’ai-je le même don ! » se dit Bolitho.

— Il va falloir se battre ?

— Oui, Commandant, confirma Allday avec allégresse. Il fallait bien que ça arrive un jour, à mon avis.

Bolitho s’essuya le visage et s’émerveilla qu’Allday l’eût rasé d’aussi près dans de telles conditions ; c’était à peine si le coupe-choux lui avait laissé quelques minuscules entailles.

Allday lui essuya les épaules et le dos avec une serviette chaude, puis lui tendit son peigne :

— Là, je vous reconnais enfin, Commandant !

Bolitho aperçut sur sa bannette une chemise fraîchement repassée :

— Comment diable as-tu fait ?

— Avec les compliments de M. Kempthorne, Commandant. Je… sur ma suggestion…

Bolitho se leva lentement. Un coup d’œil à sa montre : il ne pouvait pas changer grand-chose au cours des événements pour l’instant. Queely et son équipage faisaient de leur mieux, ils n’avaient besoin ni de critiques ni d’encouragements. Il se demanda ce qu’étaient devenus les quatre Hollandais, et où ils allaient finir. Sans doute seraient-ils embarqués sur le prochain navire à destination de la Hollande, avec le risque d’être cueillis par la douane à l’arrivée.

Dès qu’il eut enfilé sa chemise, il se sentit aussi frais et dispos qu’Allday le lui avait promis. Il songea vaguement à ses combats précédents. Le soleil de plomb, les ponts jonchés de morts et de mourants, le fracas inhumain et le recul des bordées meurtrières à vous en faire éclater la cervelle. Allday, comme Stockdale autrefois, s’était toujours trouvé à ses côtés, mais il avait une façon unique de l’entourer de ses attentions, de prévenir ses désirs avec une intuition bien à lui. Toujours le mot juste au bon moment.

Queely redescendit dans la cabine.

— C’est l’aube, Monsieur. Le vent tient et la neige a pratiquement cessé.

Il sourit en remarquant la chemise propre.

— Oh, Monsieur ! C’est nous faire beaucoup d’honneur !

Il quitta la cabine et l’on entendit ses pas lourds dans l’escalier de la descente.

— Il y a tout de même quelque chose qui me gêne, reprit Bolitho.

Il haussa les épaules.

— Nous allons peut-être nous battre, mais je crains bien qu’il ne se soit encore joué de nous.

Allday eut un regard lointain :

— Quand j’ai reconnu cette voix de velours, fit-il avec un sourire glacial, j’ai eu envie d’en finir avec lui sur-le-champ…

Bolitho dégaina à demi son épée et la laissa retomber doucement au fond du fourreau :

— J’ai eu exactement la même réaction.

Il ramassa son caban : il était aussi repoussant que son habit. Mais sur le pont, la température serait glaciale, et il valait mieux éviter d’être repris par les fièvres. Ses vieux dénions continuaient de le harceler.

— Ecoute, vieux frère. Si je dois tomber aujourd’hui…

Allday le regarda, impassible :

— Je ne vois pas venir une chose pareille, Commandant, sinon j’aurais déjà tout lâché.

Ils se comprenaient à demi-mot. Rien n’avait change entre eux. Bolitho lui toucha le bras :

— Eh bien, à Dieu vat !

 

Bolitho se pencha à la rencontre du pont qui gîtait fortement. Dans une survente, le Wakeful avait mis son pavois dans l’eau. Il faisait plus froid qu’il n’avait cru et il regretta d’être resté si longtemps à l’abri relatif de la petite cabine.

Queely le salua, portant la main à son chapeau et forçant la voix pour se faire entendre :

— Le vent a encore viré, Monsieur ! Je dirais qu’il est au nord-ouest : quart-nord, ou quelque chose comme ça.

Bolitho dirigea son regard vers la tête de mât et imagina, plus qu’il ne le vit, le long guidon qui ondulait au-dessus de la joue bâbord. Par-dessus les multiples sifflements du vent dans le gréement, les grincements des poulies et le faseyement des voiles, il crut même entendre claquer le guidon comme un coup de fouet. Le Wakeful faisait route au sud sud-ouest, petit largue tribord amures ; ses voiles pâles se détachaient sur le ciel terne : l’aurore tardait à succéder à l’aube.

Bolitho peu à peu s’habituait au manque de lumière, il reconnut les matelots. Les plus aguerris n’étaient pas les derniers à souffrir du froid, qui pour la plupart allaient pieds nus. Beaucoup estimaient que la dépense représentée par une paire de souliers ne valait pas ce mince confort supplémentaire. Bolitho, lui, avait les pieds gelés dans ses chaussures.

Queely expliquait :

— Le maître de manœuvre dit que nous avons dû doubler l’île de Walcheren depuis un moment. Si le temps se lève, on ne tardera pas à apercevoir les côtes françaises.

Bolitho hocha la tête sans mot dire. Les côtes françaises. Une fois en France, Tanner allait se remettre au travail. Muni d’une partie du trésor, et sans aucun doute avec la protection de la Convention, il allait continuer ses opérations de contrebande à grande échelle. Bolitho essayait de ne pas penser à Brennier, le vieil amiral. Tanner commencerait par lui montrer toutes les marques de l’amitié, puis il ferait volte-face devant les révolutionnaires ; enfin ce serait, l’échafaud. Une fois Brennier disparu, la cause des contre-révolutionnaires serait elle aussi décapitée, et les vrais patriotes réfléchiraient avant, de conspirer à nouveau.

Bolitho regarda le ciel qui commençait à se colorer. On n’arrivait pas à distinguer de nuages, seulement une morne étendue grisâtre, avec une nuance brumeuse de bleu juste au-dessus de l’horizon.

Queely s’entretenait avec son second ; Bolitho voyait Kempthorne hocher la tête en écoutant les instructions de son commandant. Même en uniforme et à bord d’un navire, le jeune aspirant ressemblait aussi peu que possible à un marin. Queely s’avança sur le pont qui gîtait fortement et dit à Bolitho :

— Dans un moment, il montera dans la hune avec la grosse lunette d’approche des signaleurs, Monsieur.

Surprenant l’expression de Bolitho, il eut un sourire rapide :

— Je sais, Monsieur : il serait plus à l’aise en garçon d’écurie qu’en officier de marine, mais il fait ce qu’il peut.

Oubliant Kempthorne, il poursuivit :

— Nous allons pénétrer de nouveau dans les eaux territoriales françaises, Monsieur. Si Tanner a l’intention de changer de camp et de faire main basse sur la rançon du roi, il va tirer à terre des qu’il fera suffisamment jour.

Il repensait à leur dernière incursion, aux chasse-marée français, au sabordage du bateau de pêche et à la jeune Française qu’ils avaient immergée.

— Nous exercerons notre droit de poursuite, trancha Bolitho. Je ne souffrirai aucune intervention des patrouilleurs français.

Queely le dévisagea avec insistance :

— Bizarre qu’un homme d’influence comme Tanner puisse trahir…

— Je l’ai toujours considéré comme un ennemi, confia Bolitho en détournant le regard. Mais cette fois, il aura beau invoquer l’appui de tous ces lèche-bottes haut placés, il n’échappera pas à la justice.

Ce grand échalas de Kempthorne escaladait lentement les enfléchures au vent. Les basques de son habit claquaient comme des drapeaux, il était pressé contre les haubans. Bolitho le regardait progresser. On voyait la tête de mât se découper nettement sur la pâleur du ciel. Les haubans vibraient. La vigie solitaire se décala sur le marchepied pour faire place au lieutenant.

— Par ce temps, c’est le genre d’exercice qui vous rafraîchit les idées, observa Queely.

Il regarda le profil de Bolitho et demanda à brûle-pourpoint :

— Alors comme ça, Monsieur, c’est le jour de régler vos comptes ?

Il semblait surpris, mais sa confiance était totale.

— Je crois bien, convint Bolitho.

Il frissonna et serra étroitement son caban autour de ses épaules. Et s’il s’était trompé ? Le navire de Tanner pouvait être encore à l’ancre à l’embouchure de l’Escaut, ou même n’avoir jamais embouqué cet estuaire ?

— Parfois, précisa-t-il d’un ton sec, on a de ces prémonitions !

Allday flânait près de la descente, les bras croisés. Bolitho nota qu’il n’y avait rien de négligé dans la tenue et l’attitude de son patron d’embarcation.

— A mon avis, Tanner n’a pas le choix. Sa cupidité et sa duplicité lui ont fermé toutes les autres retraites.

Il repensa aux propres mots de Tanner : « On n’échappe pas à lord Marcuard. » Un mensonge de plus, dans sa bouche. Il avait dû jubiler en voyant Brennier et ses compagnons se jeter à sa merci.

— Holà, du pont !

— Quel azimut ? cria Queely en levant la tête.

— Rien pour le moment, Commandant, répondit faiblement Kempthorne.

Queely renifla, agacé :

— Sacré nigaud !

Des matelots se poussèrent du coude. Bolitho prit une longue-vue dans l’équipet et en essuya minutieusement les lentilles avec son mouchoir. Il leva l’instrument et attendit que le pont revînt plus ou moins à l’horizontale. Par la joue bâbord, il voyait la houle s’avancer à leur rencontre, crête après crête, frangée çà et là d’un mouton écumant. Entre chaque vague, les creux semblaient plus sombres avec la venue du jour. On allait avoir une matinée venteuse. Une pensée pour Falmouth visita Bolitho. Comment le jeune Matthew avait-il profité de son Noël ? Il avait dû émerveiller toute la maisonnée avec des récits de contrebande où les morts se comptaient par douzaines. Une bonne chose que ce gosse soit rentré chez lui : le pays avait besoin de garçons solides. Bolitho regarda Allday : il fallait que les uns se battent pour que les autres puissent construire, élever du cheptel et faire de l’Angleterre un pays sûr.

— Holà, du pont !

Queely fronça les sourcils. La voix de Kempthorne vibrait d’excitation :

— Voile par la joue sous le vent, Commandant !

Les yeux sombres de Queely s’éclairèrent dans la faible lumière matinale :

— Par le ciel ! Je n’aurais jamais cru !

— Prudence à présent : ce n’est pas le moment de faire des bêtises, avertit Bolitho.

Mais son visage démentait ses propos. C’était leur navire. Il fallait que ce fût leur navire ! Aucun autre n’aurait osé se risquer si près des côtes françaises.

— Quel gréement ? hurla Queely, impatient.

Il frappait du pied les bordés de pont humides :

— Alors, j’attends !

— Je… lança Kempthorne d’une voix enrouée. Je crois… Un brigantin, Commandant !

— Ça ne doit pas être facile à distinguer, intervint Bolitho, même de cette hauteur.

— Vous pensez que je le traite trop durement, Monsieur ? fit brusquement Queely en se tournant. Cela pourrait bien lui sauver la vie, un de ces jours, et pas seulement à lui !

Bolitho s’écarta vers la poupe et agrippa une couleuvrine ruisselante d’embruns. Un brigantin ? Pourquoi pas ? Avec les goélettes, c’étaient les navires préférés des contrebandiers ; Tanner l’avait probablement choisi dès qu’il avait gagné la confiance de Marcuard. Bolitho repensa au somptueux hôtel particulier de Whitehall, aux domestiques, au luxe paisible de la vie quotidienne dans la capitale. Il y avait belle lurette que les plans méticuleux de Marcuard avaient volé en éclats, mais Bolitho ne doutait pas qu’il se ferait sérieusement taper sur les doigts si Tanner et le trésor se volatilisaient.

— Un rayon de soleil avant de retourner le sablier ! lança le maître principal à la cantonade.

Queely le regarda une seconde mais ne dit mot. Il le connaissait bien. Kempthorne, que le vent et la mer allaient rendre aphone avant longtemps, lança :

— C’est bien un brigantin, Commandant ! Sous les mêmes amures que nous.

Sous son caban, Bolitho saisit la poignée de son épée. Elle était froide comme de la glace.

— Je vous suggère de vous préparer au combat, monsieur Queely.

Le commandant du Wakeful ressemblait de plus en plus à un faucon :

— Mes matelots ne sont pas tombés de la dernière averse, Monsieur. Si nous faisons branle-bas pour rien, notre prestige risque d’en souffrir.

— Pas le vôtre ! Vous pourrez toujours faire porter le chapeau à ce fou de commandant natif de Falmouth !

Les deux hommes éclatèrent de rire.

— Tout le monde sur le pont ! cria Queely. Branle-bas de combat !

Bolitho ne s’était toujours pas habitué à ces préparatifs de combat sans fifre ni tambour ; mais le cotre se disposait bel et bien à un engagement. A cause de la taille réduite du bâtiment, tout se passait directement à la voix ; seul le quart d’en bas était convoqué au sifflet.

— Larguez les bragues !

Le maître principal eut un soupir :

— Qu’est-ce que je vous avais dit ?

Un rayon de soleil qui semblait tout humide perça la fine brume marine ; l’eau prit des couleurs et de la profondeur. Les silhouettes qui s’activaient autour des pièces d’artillerie se détachaient, nettement sur le pont, luisant. Sur son vertigineux perchoir, le lieutenant Francis Kempthorne s’accrochait comme il pouvait, le coude replié autour d’un étai ; il avait l’impression que son bras allait être arraché. Loin en dessous de lui, la puissante carène du cotre s’élevait à chaque lame avant : de plonger dans le creux suivant ; le mât ; élancé, sous l’effet de la gîte, se penchait à la rencontre des crêtes dansantes ; le jeune officier apercevait sur l’eau l’ombre de la vaste grand-voile, qui semblait : vouloir s’élancer vers lui pour le cueillir. Les mouvements brutaux du gréement le rendaient malade, mais la vigie à ses côtés n’en était nullement affectée.

Sa gorge se serra ; il braqua de nouveau le lourd instrument et s’efforça de garder pendant plusieurs secondes le navire poursuivi dans le champ de son objectif ; il n’osait même pas penser à la réaction de Queely s’il laissait tomber la longue-vue. L’étrave sortit toute fumante d’une déferlante échevelée et Kempthorne retint : son souffle. Le brigantin s’était ; élevé à la lame exactement au même moment ; il distingua nettement la misaine et son hunier, et la grande brigantine bien bordée : il faisait route sous les mêmes amures que son poursuivant…

Pendant quelques brèves secondes, il aperçut, le nom sculpté au tableau : les dorures rutilantes se détachaient avec précision grâce aux premières lueurs du jour.

— La Revanche. Commandant ! hurla-t-il.

Il en aurait sangloté de soulagement ; pourtant, nul n’aurait pu le lui reprocher, s’il se fût agi d’un autre navire. La vigie le regarda en hochant la tête. Les matelots l’aimaient bien, Kempthorne : contrairement à tant de jeunes officiers, il savait se montrer indulgent. Le matelot avait douze ans de marine derrière lui, mais il n’arrivait, toujours pas à prévoir les réactions des officiers.

Kempthorne était fier d’avoir repéré le brigantin. Il ignorait que cette rencontre lui coûterait bientôt la vie, et songeait qu’on ne manquerait pas, si tout allait bien, de se partager de belles parts de prise…

En bas, sur le pont ruisselant, Queely se tourna vers Bolitho en s’exclamant :

— On l’a trouvé, Monsieur !

Ses yeux brillaient d’excitation, il avait déjà oublie Kempthorne. Bolitho baissa sa lorgnette : vue du pont, la mer semblait toujours vide.

— Et maintenant, nous allons le prendre !

 

— Il largue un ris, Commandant ! hurla Kempthorne.

Queely s’avança vivement jusqu’au compas, puis rejoignit Bolitho :

— Ils perdent leur temps, affirma-t-il. Nous remontons sur eux régulièrement.

Il mit ses mains en porte-voix :

— Tenez-vous prêts à pousser les bouts-dehors de bonnette s’ils creusent l’écart.

Le soleil allait se lever. Bolitho braqua de nouveau sa lorgnette. Il entrevit la misaine du brigantin et son hunier, ainsi que la grande brigantine bien pleine ; elle faisait gîter le fin navire sur la houle qui le frappait par le travers. Il n’y avait pas longtemps que Kempthorne était parvenu à déchiffrer le nom de la Revanche mais, depuis ce moment, l’intervalle qui les séparait avait considérablement diminué. Ce que l’on disait des cotres à hunier était vrai : en vitesse pure, ils étaient inégalables.

— Envoyez les couleurs, je vous prie !

Queely regarda Bolitho :

— Peut-être ne nous a-t-il pas reconnus, Monsieur.

— C’est vrai ! convint Bolitho. Voyons ce qu’il va faire à présent. Faites monter sur le pont les Hollandais.

Les quatre hommes, épouvantés, se groupèrent au pied du mât, fixant tantôt Bolitho, tantôt le brigantin, et se demandant ce qui les attendait. Bolitho baissa sa lorgnette ; il distinguait tous les détails de la poupe de la Revanche, il avait même identifié Tanner en personne, qui devait donc avoir reconnu ses alliés de la veille et compris qu’il ne s’agissait pas d’une rencontre fortuite : inutile pour lui de tirer à terre dans l’espoir d’éviter la capture. Nul doute que Tanner avait lui-même reconnu Bolitho. Une affaire personnelle. Qui allait se jouer dans quelques heures.

— Faites tirer un coup de semonce, monsieur Queely !

Avec le recul du tir, la pièce de six rua brutalement dans ses bragues et le fin toupet de fumée noire se dispersa avant que les servants n’aient remis l’affût en place à grand renfort d’anspects.

Queely repéra la gerbe soulevée par le boulet à une demi-encablure du brigantin.

— Je n’aperçois pas de sabords, observa-t-il. Il ne doit pas armer de grosse pièce d’artillerie.

Il cul un regard admiratif pour Bolitho :

— Votre raisonnement était parfait, Monsieur !

— Commandant ! hurla un matelot. Il se passe quelque chose sur leur pont.

Bolitho et Queely levèrent leurs lorgnettes d’un même geste et se raidirent. Il y avait une bousculade à l’arrière du brigantin, près de la lisse de couronnement. Bolitho ne reconnaissait pas tout le monde mais il pouvait apercevoir, au milieu d’un petit groupe, les cheveux blancs de Brennier qui flottaient au vent. L’amiral, les bras ligotés dans le dos, était contraint de regarder le cotre qui remontait rapidement la Revanche.

— A quoi joue-t-il ? demanda sauvagement Queely. Est-ce qu’il cherche à gagner du temps ? Nous serons sur eux dans un moment ; s’il tue ce vieillard, il le regrettera !

— Créez-moi quatre nœuds coulants sur la basse vergue, ordonna Bolitho.

Il vit que Queely le dévisageait, surpris.

— Tariner comprendra le message : vie pour vie ! Ses hommes aussi comprendront.

— Descendez, monsieur Kempthorne ! hurla Queely. C’est ici que j’ai besoin de vous.

Il fit signe au bosco et transmit les ordres de Bolitho. Quelques minutes plus tard, quatre cordages munis chacun d’un nœud coulant à son extrémité se balançaient à la basse vergue, comme des plantes se livrant à une danse macabre.

— Restez exactement à son vent, ordonna Bolitho, sut sa hanche tribord.

Il se contentait de penser à haute voix. Mais la question de Queely le tourmentait. Pourquoi Tanner cherchait-il à gagner du temps ? Il fallait le prendre à son propre jeu.

Soudain la vérité le frappa de plein fouet : Tanner voulait sa mort. Même acculé à la défaite, il n’avait que cela en tête. Il leva de nouveau sa lorgnette : le visage de Brennier, convulsé comme s’il étouffait, apparut dans le champ de son objectif.

— J’ai l’intention de me rendre à leur bord, annonça-t-il. Faites mettre la yole à l’eau.

Il prévint les protestations de Queely en ajoutant :

— Avec ce vent, nous risquerions, en venant nous ranger le long de son bord, de démâter le Wakeful. Alors nous aurions tout perdu : Tanner, le trésor et le reste.

Queely lança ses ordres sans discuter, puis revint à la charge :

— Et s’ils ouvrent le feu sur vous pendant que vous êtes dans la yole ? Nous n’avons pas d’autre embarcation ! Pourquoi ne pas risquer carrément quelques avaries, et tant pis pour les conséquences ?

Il haussa les épaules : il ne croyait pas lui-même que ses objections pussent convaincre Bolitho.

— Monsieur Kempthorne ! Trouvez-moi six nageurs et un brigadier.

Puis, tournant le dos aux timoniers :

— Et si…

Bolitho lui toucha le coude :

— Si ? S’il m’arrive quelque chose ? Dans ce cas, à vous le soin, monsieur Queely ! Démâtez-le, mais faites-vous bien comprendre : s’ils résistent, ils vont tous par le fond avec leur navire !

Il regarda la yole cabrioler sur les crêtes comme un requin solidement ferré ; les matelots la laissaient dériver lentement vers l’arrière, jusque sous la hanche bâbord. Il jeta un dernier coup d’œil à la poupe du brigantin, dont le Wakeful se rapprochait rapidement. Sur la dunette, on ne voyait plus personne. Ils avaient compris le message des quatre nœuds coulants : la vengeance serait immédiate. A la vue des pièces de six et des caronades du Wakeful en batterie, ils savaient que Bolitho ne ferait pas de quartier ; il n’y avait plus place pour la négociation.

Allday se laissa tomber dans la yole et regarda les nageurs qui, les avirons à la main, empêchaient la frêle coque de venir battre contre la muraille du cotre ; il se disposait à traverser en puissance le court intervalle de mer qui séparait les deux navires.

Bolitho se laissa glisser à son tour, suivi de Kempthorne. Dès que le brigadier eut débordé l’avant de la yole et que les avirons furent placés dans les dames de nage, Allday cria :

— Avant partout !

Kempthorne écarquillait les yeux en fixant la Revanche : il semblait stupéfait.

— Ils réduisent la toile, Monsieur !

— Ne baissez pas votre garde, mon garçon, répondit sombrement Bolitho. Pas une seconde !

Quelques visages apparurent au-dessus du pavois du brigantin. Bolitho leva son porte-voix et cria :

— Pas de résistance ! Au nom du roi, je vous ordonne de vous rendre !

Les nageurs s’arc-boutaient sur leurs avirons. Allday tenait la barre d’une main ferme. Kempthorne et son équipage de prise s’entassaient dans la chambre d’embarcation et sur les bancs de nage. Mais Bolitho ne voyait rien de tout cela : à tout instant, l’ennemi pouvait ouvrir le feu, il suffisait d’un boulet bien placé. Bolitho avait envie de se retourner vers le Wakeful et de vérifier sa position pour estimer combien de temps il faudrait à Queely pour attaquer si le pire arrivait.

— Il y en a un avec un mousquet, Commandant, grogna Allday entre ses dents.

Bolitho sentait son cœur cogner contre ses côtés ; tout son corps tendu s’attendait à essuyer une balle. De nouveau, il cria :

— Nous montons à bord !

Allday eut un long soupir en voyant disparaître le mousquet qui les menaçait :

— Brigadier ! Le grappin !

La yole vint donner durement contre la muraille du brigantin, monta sur une crête jusqu’au niveau de la préceinte avant de dégringoler dans le creux suivant, presque sous la quille du navire. Bolitho s’accrocha à un cordage et se hissa jusqu’à la coupée, Kempthorne et quelques matelots à ses côtés. Allday, impuissant, les vit prendre pied sur le pont tandis que la yole redescendait dans un creux, les isolant momentanément du reste de l’équipage de prise. Bolitho enjamba lestement le pavois. Une seconde lui suffit pour juger de la situation. La scène se grava dans son esprit comme un sombre tableau : au lieu de les attaquer ou de leur crier des injures, les hommes de la Revanche les regardaient, bras ballants, bouche bée. Brennier était près de la barre à roue, les mains probablement liées dans le dos, à côté d’un matelot qui le menaçait d’un sabre d’abordage placé sous la gorge. Le beau Tanner se tenait, au milieu de l’embelle, de l’autre côté du pont, très calme, face à Bolitho.

De nouveau, la yole heurta brutalement la muraille du brigantin et brisa plusieurs avirons. Mais Allday avait pris pied sur le pont lui aussi, ainsi que trois autres matelots bien armés, prêts au combat. Le moment était arrivé, ils avaient hâte de voir couler le sang.

— Vous faites une erreur de plus, Bolitho, dit Tanner.

Bolitho regarda Brennier et hocha la tête ; l’amiral était en sécurité à présent : le matelot qui le gardait avait fiché la pointe de son sabre d’abordage dans les bordés du pont et s’écartait.

— Eh bien ! sir James, ironisa Bolitho. Vous m’avez conseillé un jour de sortir de mon petit monde.

D’un geste large, il embrassa l’horizon :

— Ici, je suis chez moi : au grand large, il n’y a ni juge corrompu, ni faux témoin. Que vous-même ou un seul de vos hommes lève la main sur nous et il mourra aujourd’hui même, j’en réponds.

Le ton uni de sa voix le surprenait lui-même :

— Monsieur Kempthorne, occupez-vous de l’amiral.

Au moment où le lieutenant traversait le pont, Tanner s’écria :

— Je ne partirai pas en enfer sans vous, Bolitho !

Il avait dû cacher sous son manteau un long pistolet, une arme de duel à double canon. Bolitho n’eut que le temps de le voir lever son arme et la braquer sur lui. Il entendit des cris. Allday gronda de fureur. Au moment où Kempthorne passait devant lui, le coup de feu partit ; le second du Wakeful pivota sur lui-même avec une expression incrédule, les yeux exorbités. La balle lui était entrée dans la gorge, juste au-dessus du menton : il tomba sur le pont en vomissant des torrents de sang. Un lourd silence s’abattit sur le navire, on ne percevait plus que les bruits de la mer. Un seul personnage était encore en mouvement : le timonier, dont les regards se portaient tour à tour sur le compas et sur la brigantine ; il exécutait ponctuellement sa tâche, conformément aux ordres.

« Il veut ma mort. » On entendit un léger plongeon : Tanner avait envoyé son pistolet par-dessus bord. Fixant Bolitho, il dit doucement :

— La prochaine fois…

Bolitho s’avança droit sur lui, les matelots s’écartèrent, pour le laisser passer. Il aperçut le Wakeful qui s’approchait : la distance était suffisante pour éviter toute collision, mais les fusiliers marins pouvaient atteindre à coup sûr des cibles individuelles.

— Les coffres sont, dans la cale, Monsieur ! cria quelqu’un.

Tous l’ignorèrent : le trésor n’avait, plus d’importance. Allday assura sa prise sur la poignée de son sabre d’abordage. Il entendait encore la voix de velours de Tanner quand, caché dans l’ombre de sa voiture, il lui avait donné l’ordre de tuer le marin racoleur. Un sang furieux bouillonnait dans ses veines ; il frémissait de rage ; il était prêt, à découper en quartiers quiconque lèverait le petit doigt sur Bolitho. Celui-ci arriva face à Tanner et déclara :

— Pas de prochaine fois. C’est maintenant ou jamais, Jack ! C’est bien comme cela que l’on vous appelle, non ?

— Vous iriez jusqu’à tuer un homme désarmé, Commandant ? Cela m’étonnerait de vous : votre sens de l’honneur…

— Mon sens de l’honneur n’a pas survécu au jeune Kempthorne.

Il dégaina son épée plus vite qu’il ne l’avait jamais fait. Il vit Tanner sursauter, comme s’il se fût attendu à être décapité du même geste. Bolitho hésita. Tanner se ressaisit, et railla :

— Vous êtes bien comme votre frère, allez !

Bolitho recula d’un pas, la pointe de son épée frôlait le pont :

— Vous ne m’avez pas déçu, sir James.

A chaque mot, son adversaire perdait un peu de son aplomb.

— Vous avez insulté mon nom. Peut-être qu’à terre, dans votre « grand monde », on vous aurait tenu quitte de vos ignobles crimes.

Soudain, il en eut assez. Son épée partit comme l’éclair. Quand elle revint à sa position initiale, la joue de Tanner portait une balafre sanglante, ouverte presque jusqu’à l’os par la pointe de la lame.

— Détendez-vous, mon cher, ordonna doucement Bolitho, ou mourez.

Frémissant de douleur, Tanner dégaina lentement son épée. La haine et la peur lui tordaient le visage.

Ils se mirent en garde et commencèrent à tourner l’un autour de l’autre ; les matelots leur faisaient place. A bord du Wakeful, toutes les armes étaient braquées sur l’équipage du brigantin, y compris la couleuvrine de dunette. Allday suivait le spectacle sans en perdre une bribe : jamais il n’avait vu pareille fureur meurtrière dans les yeux de Bolitho.

A chaque assaut, les lames s’entrechoquaient bruyamment ; feintes, esquives, parades. Soudain, une déchirure rougit la chemise de Tanner qui cria de douleur. Le sang ruisselait sur son haut-de-chausses.

— Pitié !

Tanner regardait le commandant avec un rictus de fauve blessé :

— Je me rends ! Je dirai tout !

— Maudit menteur !

Sa lame siffla de nouveau et les lèvres hideuses d’une nouvelle blessure fleurirent sur le cou de Tanner. Bolitho entendit vaguement un appel de Queely résonner sur l’eau, déformé par son porte-voix :

— Voile en vue dans le nord-ouest, Monsieur !

— Enfin ! soupira Bolitho en baissant sa garde.

— Sûrement des Grenouilles, hasarda Allday.

Bolitho s’essuya le front avec sa manche. C’était comme l’aveugle, exactement la même chose. Lui aussi avait voulu tuer Tanner, mais maintenant il n’était plus rien. Quoi qu’il arrive, il ne pouvait survivre.

— Ils ne vont pas s’en prendre à deux navires anglais, rétorqua-t-il d’un ton las.

Une nouvelle image s’imposa à lui : le regard flou de Brennier. D’une voix rauque, ce dernier faisait observer avec stupeur :

— Mais, Commandant, nos deux nations sont en guerre !

La pièce manquante du puzzle ! La clef de l’énigme dont son instinct l’avait déjà averti : c’était la guerre et il l’ignorait ! Voilà pourquoi Tanner avait cherché à gagner du temps : il savait qu’un vaisseau français était en route, probablement le même qui s’était interposé entre le Wakeful et la Hollande quelques jours plus tôt.

Bolitho ne vit pas la soudaine lueur de triomphe et de haine dans les yeux de Tanner quand celui-ci, sortant de sa transe, se fendit violemment dans sa direction ; Bolitho baissa vivement la tête et para le coup, mais son pied se déroba sous lui, il avait glissé dans le sang du malheureux Kempthorne. Il entendit Tanner triompher :

— Voilà ta mort !

Le ton hystérique révélait la soif de tuer aussi bien que la douleur.

Bolitho roula sur le côté et frappa du pied la jambe de Tanner qui perdit l’équilibre et alla buter contre le pavois.

D’un bond, Bolitho fut debout. Il entendit Allday rugir :

— Laissez-le moi, Commandant !

Bolitho amortit le coup suivant, puis Tanner se fendit de nouveau ; Bolitho reçut tout son poids sur la garde de son épée, pivota et utilisant la force même de son adversaire, le projeta de côté comme son père le leur avait appris, à lui et à son frère, il y avait bien longtemps, à Falmouth. Enfin il dégagea sa lame d’un coup de poignet et porta le coup fatal. Quand il libéra son arme, Tanner était toujours debout, hochant la tête de droite à gauche, hébété, comme s’il ne parvenait pas à comprendre. Il tomba à genoux sur le pont, puis dans un demi-tour s’effondra sur le dos, fixant sans les voir les voiles et le gréement du brigantin.

Allday l’empoigna sous les épaules et le précipita à la mer par-dessus le pavois.

Bolitho rejoignit son patron d’embarcation et vit le corps de son ennemi dériver lentement vers l’arrière ; il s’appuya contre l’épaule massive d’Allday et eut un hoquet :

— Alors, ce n’est pas fini…

Puis, levant les yeux, et tandis que son regard s’éclaircissait comme un ciel :

— Est-ce qu’il était mort ?

Allday haussa les épaules et eut un lent sourire. Fierté et soulagement se partageaient son cœur :

— Je ne lui ai pas posé la question, Commandant.

Bolitho se tourna vers le vieil amiral :

— Je dois vous laisser, M’sieu. Mon équipage de prise aura soin de vous.

Ses yeux tombèrent sur le cadavre de Kempthorne. C’était lui qu’il avait eu l’intention de laisser à bord de la Revanche comme capitaine de prise : une première responsabilité pour lui donner un peu plus d’assurance. Il eut un sourire piteux. Capitaine de prise. Le premier échelon dans la hiérarchie, la voie que lui-même avait suivie.

Brennier ne parvenait pas à comprendre sa tactique :

— Mais comment allez-vous combattre ?

Il regardait la frêle silhouette du Wakeful :

— Tanner s’attendait à ce que vous vous lanciez à sa poursuite avec quelque chose de plus puissant !

Bolitho gagna la coupée et regarda la yole qui dansait sur les vagues ; il lança un ordre au maître principal qui l’avait accompagné :

— Les hommes qui vous inspirent confiance, donnez-leur du travail et faites servir sans délai. Les autres, mettez-les aux fers.

Le maître principal le regardait, fasciné :

— Mande pardon, Monsieur, mais après la démonstration que vous venez de faire, je crois que nous n’aurons pas de mal à rallier tous les suffrages.

Puis il considéra son cotre : il savait qu’il ne le reverrait probablement plus jamais.

— Je veillerai à rendre à M. Kempthorne les derniers honneurs, ne vous en faites pas.

— La yole vous attend, Commandant ! lança Allday.

Bolitho se tourna une dernière fois vers ces visages qui l’observaient. Aurait-il vraiment exécuté Tanner si celui-ci n’avait pas attaqué jusqu’au bout ? Jamais il ne le saurait.

— Nos pays ont beau être en guerre, M’sieu, lança-t-il à l’amiral Brennier, j’espère que nous resterons toujours amis.

Le vieil homme qui avait en vain tenté de sauver son roi hocha la tête. Il avait tout perdu : le trésor dans la cale, son souverain, et maintenant la liberté. Pourtant, Bolitho ne se rappelait pas avoir jamais vu officier plus digne.

— Débordez ! Suivez le chef de nage !

Allday donna un coup de barre et observa les hommes qui, le long du pavois du Wakeful, se tenaient prêts à attraper leur bouline.

Puis il chercha à savoir comment. Bolitho tenait ses épaules. Non, ce n’était pas fini. Il poussa un profond soupir : ce ne serait, pas fini tant que…

Allday lut une expression de surprise sur les traits du chef de nage et essaya de penser à autre chose. Le pauvre garçon n’avait jamais participé à une bataille navale : il devait se demander s’il reverrait un jour ses foyers. En dépit de ses appréhensions, Allday se tourna vers Bolitho et lui sourit. Ce cher Dick ! Tête nue, couvert de sang, et vêtu de ce vieil habit : qu’on eût dit emprunté à un mendiant !

Son sourire s’élargit. Le chef de nage reprit confiance.

Allons ! Bolitho avait, toujours l’allure d’un chef. Voilà ce qui comptait pour le moment.

 

Toutes voiles dehors
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